Une pluie glaciale, presque coupante, se met à tomber. Vous grelottez. Les rues du village côtier sont désertes et jonchées de débris. Devant vous, l’auberge communale et ses volets qui claquent. Des lueurs phosphorescentes, comme des feux de Saint-Elme, semblent danser derrière les fenêtres de l’imposante bâtisse.

Vous notez sur la façade que l’enseigne a été décrochée de son armature métallique et qu’on y a suspendu à la place, à la façon d’un condamné au gibet, un mannequin de la boutique de mode à la vitrine fracturée que vous apercevez sur votre droite. Soudain, venue de la plage toute proche, à quelques centaines de mètres à peine de votre groupe, une clameur formidable retentit, sorte de grondement arraché d’une gorge inhumaine.

Vous êtes pétrifiés. Vous sentez les vibrations jusque dans les pavés sous vos pieds – ou peut-être est-ce votre imagination qui vous joue des tours. L’abomination hurlante semble se rapprocher de vous, l’orage se muer en tempête, les feux de l’auberge briller d’un vert plus magnétique, plus vénéneux.  

Que faites-vous ? 

Une évasion  fabuleuse dans l’imaginaire 

Issu d’une situation ludique totalement inventée, le texte ci-dessus résume quelques-uns des aspects les plus envoûtants du jeu de rôle. Vous y incarnez un personnage dont vous avez pu souvent inventer la biographie et choisir les compétences dans les moindres détails, à moins d’opter pour un personnage « clefs en main ».

Sous la conduite d’un Maître de Jeu (MJ) - le meneur de jeu - qui connaît seul l’entier du scénario, vous vous lancez avec vos acolytes dans une aventure palpitante. Par son récit, le MJ expose les enjeux, retrace ambiances, décors, lieux et événements, et se fait également le porte-voix des personnages non joueurs (PNJ) que vous allez croiser.

A la fois guide et conteur, metteur en scène et griot machiavélique, le MJ vous pose à chaque embranchement de l’histoire la question fatidique, « Que faites-vous ? », puis il module le scénario de référence en fonction de vos réponses. Enfin, à intervalles réguliers et selon la mécanique ou le « moteur » de jeu – les règles, si vous préférez –, vous pouvez être amené à effectuer des jets de dés à 4, 6, 8, 12 ou… 20 faces pour évaluer la réussite ou l’échec d’une de vos actions.  

Le jeu de rôle est en somme une fiction participative fondée sur la narration, une histoire chorale tissée par un groupe de joueurs et un MJ dédié. Il n’y a ni gagnants ni perdants, seulement le partage, quelques heures durant, d’une évasion fabuleuse dans l’imaginaire. Tel est l’univers des rôlistes, et s’il est une addiction qui devrait être remboursée par les caisses maladie, c’est bien celle-ci.

Un demi-siècle et toutes ses dents (de dragon) 

C’est en 1974 que Gary Gygax et Dave Arneson publient le premier jeu de rôle, Donjons & Dragons (D&D), qui prend place dans un monde médiéval fantastique nourri de Tolkien et son Seigneur des Anneaux. Le succès est immédiat – à l’échelle d’un loisir de niche s’entend. Il n’empêche : la culture geek s’en empare et même Spielberg en fait son miel, puisque la deuxième scène du film E.T. montre les enfants en train de jouer à D&D chez la mère d’Eliot.

Bien vite, les années 80 voient une floraison de nouveaux titres iconiques, en particulier L’Appel de Cthulhu, lequel va puiser son inspiration dans l’œuvre fantastico-horrifique de H.P. Lovecraft. Au gré des traductions, le jeu de rôle percole lentement à travers la communauté des gamers francophones, avant que quelques faits divers des deux côtés de l’Atlantique ne viennent ternir la réputation de D&D et de ses descendants – accusés de faire le lit du satanisme, de la délinquance, voire de pulsions suicidaires.

Or, ainsi que le rappelle Armand Grenon, MJ expérimenté et membre du club Les Gnomes ludiques, à Genève : « Il y avait alors une crainte de perte de contact avec la réalité proche de la schizophrénie, mais on observe exactement le contraire chez les rôlistes ! » Comme si le fait de se retremper par la parole dans des imaginaires baroques produisait bien plutôt des caractères solidement ancrés dans le réel, une fois la parenthèse de jeu refermée.

Et puis souvenons-nous que de telles critiques furent adressées tour à tour, selon les époques, à la littérature, au cinéma, à la télévision et au jeu vidéo… sans plus de pertinence ni de validité scientifique. 

Les jeux de rôle, une manière imaginative de se construire

Des jeux de rôle pour tous les goûts

Le jeu de rôle connaît aujourd’hui, après une éclipse relative, un regain de ferveur vitaminé par la pop culture. Demandez aux jeunes biberonnés à Netflix et fans de Stranger Things ce qu’il en est… et ils vous répondront à coup sûr Démogorgon, D&D et parties enfiévrées avec quelques amis autour d’une table, tous éléments récurrents dans cette série au succès planétaire !

Comment ne pas succomber au charme d’une telle pratique ludique qui s’appuie sur la parole et le partage, à l’heure où nous vivons presque tous avec des écrans greffés à nos rétines et où faire société consiste paradoxalement à interagir seul, par le biais des réseaux, avec nos congénères eux aussi seuls derrière leurs smartphones ?

Que vous soyez adepte de reconstitution historique, de fantasy, de steampunk, de western, de dystopie ou de science-fiction, il y a forcément, parmi la kyrielle de jeux et d’univers disponibles, celui dans lequel vous vous sentirez comme un poisson dans l’eau. 

Un outil de gestion des conflits

Selon Xavier Devenoges, lui aussi membre émérite des Gnomes ludiques et rôliste d’expérience, le jeu de rôle, qu’il a pratiqué tant au Canada qu’en Europe, concerne toutes les générations et brasse toutes les classes sociales.

Il y a au moins deux raisons à cela : premièrement, incarner un personnage, vivre une expérience ludique à plusieurs sous la houlette d’un MJ, entre conte immersif et impro théâtrale, c’est très fédérateur, il y a là comme une forme d’eldorado pour les animaux sociaux et bavards que nous sommes ; deuxièmement, le jeu de rôle a drainé sans cesse de nouveaux jeunes joueurs au fil des décennies, tandis que les pratiquants de la première heure ont souvent continué de s’y adonner avec joie, d’où une mixité générationnelle qui en fait un loisir où enfants, ados et adultes peuvent se rencontrer.  

Surtout, le jeu de rôle mobilise un tel ensemble de compétences que ses aficionados en retirent de nombreux bénéfices. Armand note que la pratique développe l’élocution, la confiance en soi, le sens de la coopération, et peut être utilisée dans certains contextes comme un outil presque thérapeutique, idéal pour rééquilibrer les rapports de force au sein d’un groupe.

Formation à la résolution de problèmes

Il relate ainsi une partie qu’il avait animée lors d’une convention et qui réunissait une famille entière, dont un ado en pleine phase d’affirmation de sa virilité et volontiers enclin à dévaloriser sa sœur – laquelle peinait du coup à trouver une place au sein de la constellation familiale.

Or, au cours du jeu, les décisions de la cadette avaient tant impressionné son frère et son père que la dynamique relationnelle s’en était trouvée modifiée et que la jeune fille avait indéniablement gagné leur respect. Pour Xavier, le jeu de rôle favorise de toute évidence l’épanouissement des facultés conceptuelles, imaginatives et sociales, et s’avère un bon moyen de progresser dans la résolution de problèmes.

Il souligne en outre qu’un MJ aguerri maîtrise les outils de sécurité émotionnelle et saura être attentif à ne pas mettre les joueurs mal à l’aise. 

Briser ses chaînes

Il y a parfois même des moments de grâce et d’émotion qu’on chercherait en vain dans d’autres jeux de société. Ainsi, Xavier se souvient d’une partie de D&D à laquelle il avait joué avec sa fille de 9 ans. A un moment, les aventuriers avaient rencontré un dragon rouge retenu prisonnier depuis toujours dans une caverne pour alimenter les forges d’une ville.

L’enjeu était alors de libérer cette créature magique. Comment faire ? La fillette s’était adressée au dragon : « On vient de la surface. Là, il n’y a pas de voûte, pas de roche, il n’y aurait rien entre toi et le ciel. Si tu nous suis, rien ne t’empêcherait de voler librement. »

Ce à quoi le MJ avait réagi, ému, en prenant les autres joueurs à témoin et en concluant que face à un tel plaidoyer, un jet de dés n’était pas nécessaire pour convaincre le dragon de briser ses chaînes… 

 

Quelques adresses 

 
Gnomes ludiques (GE) 

Un club accueillant animé par des passionnés, où l’on pourra s’initier à D&D, Pendragon, Légende des Cinq Anneaux, Cthulhu, Maléfices, The Expanse ou Star Trek

Rue de Lausanne 23A
1201 Genève 
gnomes-ludiques.ch 

 

Association L’Hydre (VD) 

Fondée par un groupe d’amis il y a une quinzaine d’années, cette association regroupe une centaine de membres et se spécialise dans l’organisation de jeux de rôle grandeur nature. Un must pour ceux qui veulent pousser l’immersion encore plus loin ! 

1110 Morges 
hydre.ch 

 

JDR-Poly (VD) 

Les rôlistes sont partout, y compris à l’EPFL. Le plus beau ? Pas besoin d’être étudiant pour participer aux nocturnes d’initiation qui se tiennent le mercredi : elles sont ouvertes à tous. 

EPFL
route Cantonale
1015 Lausanne  
jdrpoly.ch 

 

Space Fridge (VD) 

Un club dédié à la promotion du jeu de rôle. On y pratique notamment Warhammer ou Deadlands (si le genre… western fantastique vous tente, c’est l’occasion !), en versions campagne ou one-shot d’initiation. 

Rue de la Borde 15
1018 Lausanne 
kgibi.net 

 

Orc’Idée (VD) 

Il ne s’agit pas d’un club mais simplement de la plus grande convention lémanique consacrée au jeu de rôle : parties pour tous les goûts, conférences-débats, stands d’éditeurs et d’associations, tout y est ! La dernière édition ayant eu lieu en avril 2022, ne ratez pas la prochaine…  

EPFL
route Cantonale
1015 Lausanne 
orcidee.ch 

 

Ludesco (NE) 

Ce festival de jeux de société, de jeux de rôle et d’expériences ludiques revient du 10 au 11 septembre 2022. Il s’adresse aux joueurs endurcis comme aux néophytes, qui auront l’opportunité de s’initier à l’un des nombreux titres proposés. 

Maison du Peuple, rue de la Serre 68, 2300 La Chaux-de-Fonds 
ludesco.ch  

Par Olivier Mottaz - 1 sept. 2022