Très bien documentée pour le Jura bernois, l’histoire des métairies s’apparente à une vraie conquête de l’Ouest, version helvète. Tout commence au XIVe siècle lorsque le prince-évêque Jean de Vienne octroie des droits de pâturage sur la crête du Chasseral, alors terre hostile. Ces fiefs épiscopaux isolés sont concédés à des notables ou des corporations, à condition qu’ils défrichent les forêts alentour… Se met alors en place un système de métairies (du latin medietaria, bail de terre) où le métayer, chargé de l’exploitation forestière et pastorale, partage 50% du fruit de son labeur avec son bailleur.

Au fil du temps apparaissent des loges à bétail puis des habitations primitives qui deviendront les métairies d’aujourd’hui. Construites d’abord en bois puis progressivement en pierre, avec souvent une cave pour affiner le fromage, elles possèdent généralement des toitures à faible pente afin de collecter les eaux de pluie. C’est qu’il faut attendre 1970 pour voir se développer là-haut un réseau d’eau potable ! Au XVIIIe siècle, pour mettre un terme au déboisement intensif, la gestion de la forêt est confiée aux autorités. L’estivage du bétail devient alors le rôle premier des métairies qui se développent en plusieurs endroits sur les crêtes du Jura bernois et du Pays de Neuchâtel.

Métairie du Milieu - Bienne

Les métayers sont souvent à la fois restaurateurs, cuisiniers, paysans, fromagers même. Celui de la Métairie du Milieu de Bienne ne déroge pas à la règle. Fin connaisseur de la région, il partage volontiers ses conseils. © André Meieir

Touristes un jour, touristes toujours

A la fin du XVIIIe siècle, les premiers touristes montent dans les métairies pour des cures de « petit lait », vanté alors pour ses vertus thérapeutiques. On raconte même qu’il faut le boire au plus près de la vache ! En 1831, il est possible de se rendre en char à banc de Bienne à Chasseral en cinq heures et de redescendre à pied, accompagné d’un guide : c’est à cette époque que les métairies deviennent de véritables fermes-auberges.

Pour Guillaume Davot, directeur de Jura bernois Tourisme, qui liste une quarantaine de métairies dans le Jura bernois de nos jours, c’est une activité de loisir qui a toujours la cote, « totalement dans la tendance actuelle du tourisme responsable en quête d’authenticité. Et avec les sentiers de randonnée ou de VTT à proximité, les métairies conjuguent loisirs doux et sportifs, sans compter les propositions d’hébergement, d’école à la ferme, de nuits sur la paille ou de rendez-vous gastronomiques comme les brunchs ou les fêtes traditionnelles… » Selon lui, la dimension agricole des métairies est un impératif, « sinon, ce sont de simples restaurants de montagne ».

Métairie Milieu Bienne - VTT

Sise au milieu du pâturage boisé des Prés de Cortébert, la Métairie du Milieu est prisée des vététistes qui peuvent la rejoindre via le parcours VTT n°44.  © Jura bernois Tourisme - Stephan Bögli

Sur le canton de Neuchâtel, on en recense 26, « un chiffre un peu arbitraire » comme le confesse Vincent Matthey de Tourisme neuchâtelois, car certaines se sont reconverties uniquement dans le tourisme de bouche. Mais si la définition peut fluctuer entre les deux cantons voisins qui partagent les cimes jurassiennes, le point commun des métairies est généralement d’être isolées, situées à au moins 1000 mètres d’altitude et de proposer une cuisine maison.

Au coeur des traditions agricoles

Bois-Raiguel - Fromage en cave - Gruyère d'alpage - Métairie - Parc Chasseral

Dans le Jura bernois, la métairie du Bois-Raiguel est l’une des dernières à fabriquer du Gruyère d’alpage AOP. Visite de rigueur ! © Parc Chasseral

Outre l’élevage qui fournit la viande, les salaisons et le lait, certaines fabrications artisanales ont encore de beaux jours devant elles, comme la distillation de la gentiane ou la fabrication du fromage. Dans le Jura bernois, seules trois métairies – Pierrefeu, la Petite Douanne et Bois-Raiguel – fabriquent encore du gruyère d’alpage AOP Chasseral, survivance d’une longue tradition de fromage à pâte dure chauffé au feu de bois, attestée dès le milieu du XVe siècle (son transport étant plus facile que celui du lait frais). Parmi les temps forts pour ces endroits qui vivent au rythme des saisons : la bouchoyade en octobre, qui consiste à tuer le cochon et à en cuisiner toutes les parties.

C’est le propriétaire qui fait la métairie

Fromager et métayer au Bois-Raiguel - Métairie Parc Chasseral

Fromager et métayer au Bois-Raiguel, Marcel Bülhler est au four et au moulin. © Vincent Bourrut

Pour Vincent Matthey, le vrai sel de ces endroits ce sont les exploitants, comme en atteste le portrait de Marcel Bühler au Bois-Raiguel. « Les gens qui travaillent dans les métairies ont souvent de sacrés tempéraments.Devant parfois s’accommoder de climats rudes, ils ont aussi un grand sens de l’accueil et de l’hospitalité. On parle encore aujourd’hui de tenanciers célèbres et de soirées mémorables… »

Quelque chose qui plaît forcément aux touristes comme aux locaux, comme en témoigne La Métairie du Maillard, nichée à 1240 m d’altitude, à une heure à pied du centre-ville de La Chaux-de-Fonds. « La famille Cuche sait recevoir. C’est une véritable institution qui draine aussi bon nombre de clients des entreprises horlogères. » Une parenthèse enchantée et hors du temps, ponctuée par les caramels maison de madame Cuche et la bouteille de goutte posée sur la table à la fin du repas. Ici, les animaux (vaches, chèvres, chevaux et lapins) et la nuit en tipi sont les vedettes des familles.

« On essaye de maintenir la tradition »

A l’heure du « tout, tout de suite », les propriétaires de métairie font figure d’extraterrestres. C’est qu’en plus d’accueillir des visiteurs de passage, leur vie est dédiée à la nature : généralement isolés, ils vivent au rythme des saisons et de la transhumance. Propriétaire de la métairie du Bois-Raiguel (JU BE), Marcel Bühler rappelle d’ailleurs que, d’avril à octobre, les pâturages ne sont pas des pistes de kart, mais bien la propriété des vaches ! Un rappel pas toujours superflu.

Marcel Bühler est né au Bois-Raiguel, une bâtisse ancestrale de 1735. « C’est souvent une affaire de génération, on a ça dans le sang. » Pour ce père de quatre garçons qui a écumé le monde, rien ne vaut ce coin de terre dans la région des Prés-d’Orvin, sur la crête du Chasseral, aux pâturages typiques ceints de murs en pierres sèches et piqués de hauts sapins. Le Bois-Raiguel est une des dernières métairies authentiques.

« On essaie de maintenir la tradition. » Un travail harassant, surtout lorsque l’on connaît les difficultés aujourd’hui de trouver du personnel. Agriculteur et fromager diplômé, Marcel Bühler peut heureusement compter sur sa maman, « son meilleur ouvrier », qui concocte de savoureux plats en cuisine le week-end, et son frère qui s’occupe des vaches laitières.

Ici, le pain est maison et la cuisine est chauffée au feu de bois. On y déguste la gentiane, distillée dans l’alambic de la ferme, et la bouchoyade en octobre. La quarantaine de vaches fournit de quoi faire le fromage et le beurre, et le petit lait nourrit les cochons, une cinquantaine de porcelets élevés en toute liberté et « sans antibiotiques depuis 21 ans ! »

Mais pas toujours facile, dans un paysage agricole dominé par la grande distribution, de sortir la tête de l’eau. « Les chambres d’hôtes et le restaurant nous permettent de faire un peu de bénéfice. Heureusement, on a une clientèle magnifique ! s’enthousiasme Marcel Bühler. Même si avec mon caractère, c’est quitte ou double : certains repartent plus vite qu’ils ne sont entrés... »

A 1h15 à pied des Prés-d’Orvin, le Bois-Raiguel se trouve sur le circuit de randonnée « Tournée des métairies » sur la crête du Chasseral : une balade familiale (14 km, 4h40) au milieu des forêts et pâturages qui passe par une dizaine de métairies. A michemin ? Le Bison Ranch aux Colisses qui vend les produits issus de son élevage de bisons des plaines et propose des nuits sous tipis ou dans des cabanes western. Un revival de la métairie, façon Etats-Unis !


L’aventure de la simplicité

Métairie du Bois Raiguel  - Chasseral

Sur la crête du Chasseral, perchée au milieu des hauts pâturages boisés, la métairie du Bois-Raiguel fait front contre la standardisation. Ici, on fabrique du fromage, on distille de la gentiane, on cuit son propre pain et on gère même des chambres d’hôtes. © Vincent Bourrut

Du côté de Montoz (moins fréquenté que le Chasseral voisin), le Pré La Patte à Péry  est une métairie familiale pour laquelle confidentialité rime avec convivialité. « On fait plein de choses diverses, mais en petit », s’amuse Françoise Häring qui, avec son compagnon de toujours Rémy Junod, s’apprête à céder la place à leur fille aînée après 40 ans de bons et loyaux services. Une dizaine de vaches Angus, cinq chevaux des Franches-Montagnes, des poneys, des chèvres, de la volaille, l’école à la ferme, les nuits sur la paille : dans cette petite ferme atypique, qui peut accueillir seulement 15 personnes, on est comme à la maison. « D’ailleurs, le bistrot est dans notre salon, et il y a même la télé dans un coin. » Et c’est justement ce qui plaît aux visiteurs de passage, qui ne trouveront jamais porte close si les tenanciers sont à la maison !

Ici, la fondue est le plat n°1 mais Françoise fait facilement un émincé, des röstis, des brunchs, des macaronis d’alpage et bien sûr l’assiette Chasseral . Côté dessert, la tarte aux fruits tient le haut du pavé et il y a toujours de la tresse fraîche le dimanche matin… « Et si on est là et que vous arrivez à midi sans prévenir, eh bien, vous mangez la même chose que nous ! » Adresse rustique, avec une patronne qui n’a pas la langue dans sa poche comme elle le dit elle-même, le Pré La Patte n’a qu’un luxe : « de splendides pâturages variés pour dormir à la belle étoile ». Bref, vous l’aurez compris : amoureux des choses simples de la vie, offrez-vous une halte dans une métairie.

Cuisine du terroir

Si chaque métairie possède sa propre carte (et propose souvent à la vente des produits maison), les röstis accommodés de mille façons et la fondue sont des incontournables. Côté desserts, c’est le sacro-saint cornet à la crème qui est la star : véritable spécialité des métairies d'alpage, ces cornets de pâte feuilletée roulée dans du gros sucre sont fourrés d'une gourmande crème pâtissière à la vanille.

Quant à l’Assiette Chasseral – disponible à certaines adresses – elle garantit un plat 100% régional qui respecte la charte du terroir de la Fondation Rurale Interjurassienne et dont les ingrédients – s’ils ne sont pas au bénéfice des marques « Jura bernois Produits du terroir » ou « Neuchâtel Vins et Terroir » – sont produits directement dans la métairie.

 

Retrouvez les 67 métairies de la région Jura Trois Lacs sur www.j3l.ch

 

Par Emilie Boré - 5 sept. 2022