Il y a peu, chaque samedi ou presque, les parents embarquaient toute la tribu dans la voiture pour une virée d’une après-midi au centre commercial. Là, l’étalage sans fin des produits, le choix incroyable et la multiplication des boutiques sous un même toit, suffisait à faire de ce moment un épisode fort de la vie familiale. Ce passé, tout proche pourtant, nous fait doucement sourire aujourd’hui.

Désormais, avant ou après les courses, on part s’éclater dans une Escape Room à Prilly Centre (VD), on passe au fitness de Malley Lumière (VD), le centre commercial de La Praille (GE) sert 1500 repas végétariens, asiatiques ou mexicains par jour, Avry Centre (FR) propose de saison en saison des animations familiales et la liste est sans fin : restaurants, crèches, cours de yoga ou de breakdance, bowlings, jeux video, piscines, hôtels, cabinets médicaux… les centres commerciaux de la périphérie des villes romandes ressemblent de plus en plus à des lieux de vie et de moins en moins aux grandes plateformes d’achat des débuts. Que s’est-il donc passé ?

Un modèle en berne

Pour Vincent Kaufmann, professeur de sociologie à l’EPFL et directeur scientifique du Forum Vies Mobiles, la cause est entendue : « Les cellules familiales se réduisent de plus en plus souvent à une ou deux personnes. Or, les grands ménages sont à l’origine du modèle économique des centres commerciaux. Du coup, la population intéressée est en baisse depuis une vingtaine d’années, ce qui les force à réagir. »

Les ménages privilégient désormais des courses alimentaires quasi quotidiennes, ce qui bénéficie aux enseignes de quartier.

La consommation, en outre, ne fait plus rêver. « On le voit, les ménages privilégient désormais des courses alimentaires quasi quotidiennes, ce qui bénéficie aux enseignes de quartier qui, elles, se portent bien. » On ajoutera à cette désaffection du public urbain la baisse de séduction de la voiture, outil indispensable aux virées shopping familiales en périphérie. « En 20 ans, dans les métropoles lausannoise et genevoise, le nombre de ménage sans voiture est passé de 28 à 40%», relève ainsi M. Kaufmann.

UN SECTEUR SOUS PRESSION

Dans le commerce de détail, «les top décideurs s’attendent à une poursuite du déplacement des chiffres d’affaires vers l’e-commerce en 2023 », écrit le cabinet spécialisé Fuhrer & Hotz dans son enquête annuelle. Interrogés, les CEO du secteur estiment également que les achats en France voisine vont continuer à impacter les rentrées des grands centres.

Ces constats se voient dans les chiffres. En 2019, une étude de l’institut de sondage GfK indiquait que, sur 8 ans, le chiffre d’affaires des malls n’avait que très peu ou pas du tout augmenté. Depuis, les grands acteurs du secteur ne donnent plus leurs résultats. Toutefois, selon des estimations du Swiss Council for Shopping Centers, les établissements implantés en périphérie perdent de leur dynamisme.

 

L’incroyable avantage du côté place du village

Les centres commerciaux ont donc changé leur fusil d’épaule pour rendre leurs espaces plus attractifs, comme en témoigne Ivan Haralambof, directeur du Centre commercial Balexert, à Genève : « Nous avons largement investi pour transformer le centre et, en parallèle, plus de 20 boutiques nous ont emboîté le pas. Tout comme nous, cela montre qu’elles croient encore à ce modèle. »

Plaisamment, il met désormais en avant l’incroyable avantage du côté place du village de cette institution des hauts de la ville, qui compte un centre médico-dentaire, un bowling de 16 pistes, une poste, un cinéma multiplexe, deux banques, un bureau de change, un fitness, une garderie, une grande place à vivre non commercialisée « et accessoirement 135 magasins », sourit-il.

12% de visiteurs en plus

Et Balexert a effectivement réussi son intégration dans le tissu urbain. Depuis son ouverture en 1971, la ville – tout comme le tram – a rejoint le centre commercial. Par ailleurs, de nombreux habitants de Vernier, la commune où il est bâti, le considèrent comme une extension naturelle de l’espace public. A tel point que depuis des années, des jeunes viennent s’entraîner au breakdance dans ses couloirs, le soir, après la fermeture des magasins et avec l’autorisation de la direction.

« La clef se trouve entre autres dans la diversité de l’offre et son actualisation pour suivre les habitudes de consommation, résume M. Haralambof. Dès lors, lorsqu’une enseigne décide de quitter le centre, c’est une opportunité de se renouveler qui se crée. »

Une stratégie qui semble gagnante, puisque le chiffre d’affaires généré par les enseignes est en augmentation, relève le directeur, et que de janvier à avril, le centre a accueilli 12% de visiteurs de plus que l’an dernier, espérant atteindre la barre des 8,5 millions en 2023. De nombreux équipements de services et de loisirs sont en outre prévus pour les années qui viennent.

Fin de la modernité des années 60, 70

Cet optimisme militant ne convainc toutefois pas l’architecte et urbaniste Monique Keller qui lance : « Il s’agit d’un combat d’arrière-garde, c’est fini pour eux ». Celle qui est également commissaire de Lausanne Jardins détaille : « A la base du modèle du centre commercial, il y a la voiture. Or, pour quantité de raisons, celle-ci est de plus en plus délaissée. Des enseignes comme Lidl ou Aldi l’ont bien compris : elles se rapprochent des gens. »

L’urbaniste met en avant des politiques volontaristes qui reverdissent les centres-villes, rendent les rues aux piétons et au vélo, une convivialité retrouvée qui pousse de plus en plus de familles à s’y réinstaller, y goûtant à nouveau un environnement agréable.  « On peut dire que la modernité motorisée des années 60, 70 est derrière nous. Et si les gens ne se déplacent plus dans les centres commerciaux pour leurs courses, je ne pense pas que l’offre de loisirs ou de services fasse la différence. »

Construire des lieux de vie

Une critique que Jean-Christophe Gostanian, directeur d’Explorit, un centre installé au cœur d’Y-Parc, à Yverdon-les-Bains (VD), fait mine de valider : « Les centres commerciaux classiques sont dépassés. On n’a pas envie d’y aller, encore moins d’y rester et pour faire ses courses, autant choisir un magasin de quartier.»

Les gens ne viendront que si on leur promet une expérience unique, originale et qui leur permet de se rencontrer.

C’est pourquoi, avec Explorit, il a essayé de faire autre chose : un lieu de vie. « Y-Parc avait besoin d’un centre de services avec un fitness, un wellness, un centre médical. Du coup, le service a pris le dessus sur le commerce. » A Explorit, un magasin d’alimentation accompagne un coiffeur, une pharmacie et quatre restaurants.

Le reste ? Des loisirs, bien sûr, pour les familles, les jeunes, les gamers, les travailleurs nomades et même les seniors. « Il y a des offres pour chacun, du café de 8h au concert finissant à 1h du matin », relève M. Gostanian qui parle d’un chiffre d’affaires en augmentation de 30% sur deux ans.

Des endroits où on peut s’éclater

Pour lui, le chemin à suivre pour les centres commerciaux actuels est tout tracé : les gens ne se déplaceront pas pour un énième supermarché ou des boutiques déjà présentes un peu partout en Suisse ; ils ne viendront que si on leur promet une expérience unique, originale et qui leur permet de se retrouver.

Quelque part, estime M. Gostanian, les politiques menées dans les centres-villes rendent cette évolution encore plus rapide : « En ville, les gens ne veulent plus de bruit, de pollution, de changement. Du coup, nous créons les places du village où les jeunes peuvent s’éclater, des lieux dans lesquels on peut crier, faire du bruit en sécurité et sans déranger les voisins. Même la police s’en réjouit et, en 2023, c’est sans doute plus simple pour tout le monde.»

Au final, votre centre commercial mise sur la diversification, les services et les loisirs. Toutefois, la condition du succès sera également le développement d’une culture propre, qui prend en compte l’environnement social et culturel dans lequel il a été édifié. Une place du village taillée sur mesure pour vous, en somme.

Par Charles-André Aymon - 7 juil. 2023